Insoupçonnable, indécelable, sinon à livre ouvert,
inséré là, depuis des lustres, assurément,
au point d’avoir laissé à cet endroit,
depuis dieu sait quand,
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cette empreinte orangée
sur la page 33 et, en regard 34,
marque devenue indélébile.
Là, entre mes mains ce ticket
de 1ère classe du métropolitain
relégué, par dieu sait qui,
dans un roman et une édition, d’un autre âge.
Ticket que le voyageur inconnu a pris, un beau jour, le soin de détacher d’un carnet à souche, tiré de sa poche, avant de s’engouffrer à la hâte dans la station, avant de pénétrer avec soulagement, dans la rame encore à l’arrêt.
Ticket que le contrôleur en faction à l’entrée du quai, a d’abord poinçonné en maugréant, agacé sans doute, par l’impatience manifeste, affichée par ce quidam.
Une impeccable et très professionnelle perforation, pratiquée au beau milieu de la mention « à détacher avant le contrôle ! » escamotant au passage, trois lettres de l’admonestation adressée à qui de droit. Quelques secondes plus tôt, le voyageur du métropolitain a dû obtempérer, en effet, détachant effectivement le fameux ticket du carnet à souches, dans la louable intention, d’écourter l’attente des autres voyageurs, et plus encore la sienne,
Perforation qui n’altère toutefois pas le message entendu, rebattu, inutile et superfétatoire, s’adressant à un usager aussi régulier, de la Régie Autonome des Transports Parisiens, celui qu’il est devenu, au fil des années, sans même y prendre garde, en un mot un vrai parigot et pas un de ces provinciaux, de ceux qu’on repère au premier coup d’œil, agrippés à la barre d’appui, scrutant le panonceau au-dessus de la porte, indiquant les noms des stations qui les séparent encore de leur destination, comme s’ils y lisaient des augures.
Se risquerait-il sinon à cette heure d’affluence, à s’absorber maintenant dans la lecture de ce livre au risque de rater sa prochaine correspondance (ce qu’il ne fera visiblement pas, ce dont atteste, au dos de ce même ticket, l’oblitération qu’on peut encore y lire, qu’il conviendrait certes, d’apprendre à décoder, énigme plus digne d’un ésitériophile averti, ces collectionneurs de titres de transport aptes à déchiffrer rétrospectivement et sans coup férir, l’année, la semaine, le jour de la semaine, la station, la ligne voire le parcours que le voyageur sans bagage dût immanquablement emprunter ce jour-là, pour se rendre dieu sait où.
Ticket que Monsieur X., n’en faisant plus qu’à sa tête, une tête dont il serait vain d’imaginer les traits, n’a donc pas jeté à la sortie dans la boîte prévue à cet effet comme l’enjoignait pourtant à le faire cette autre mention, pourtant suffisamment explicite, figurant, à l’endroit du ticket : « À la sortie, jeter dans la boîte ! ». À sa décharge, il ne souillera ni ne constellera le sol de la station ou, alentour, quelque marche d’escalier ou l’un de ces interminables corridors balayés par les courants d’air, saturés par l’odeur des pneumatiques surchauffés…
Ticket dont il s’est donc servi de marque-page, le détournant ainsi de son premier usage, celui pour lequel il a été initialement conçu, le glissant machinalement, subrepticement, précipitamment peut-être (ne vient-il pas de réaliser qu’il doit descendre sans plus tarder de la rame avant que les portes ne se referment, lui interdisant définitivement l’accès au quai), entre les pages du livre, de ce livre dont il semble, pour des raisons qui m'échappent, ne pas avoir poursuivi la lecture, qu’il ramena néanmoins à son domicile, qu’il finira par remiser négligemment sur un rayon de sa bibliothèque, un livre plus jamais ouvert de son vivant, échoué aujourd'hui entre mes mains, condamné à lui survivre, à témoigner seul et de manière bien fragmentaire, de ce que dût être sa vie, de ce que fut son quotidien.
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